Chez "Moustache"
La nouvelle se répand comme
une traînée de poudre : la direction organise
à la mairie de "Moustache" une consultation
"bidon" sur les propositions de la direction générale.
Une manoeuvre type "grand style démocratique"
cherchant à casser le mouvement en essayant de doubler
les syndicats. Le terrain choisi par la direction pour cette
consultation est la mairie de Bouguenais, commune où
se trouve située l'usine. Monsieur le Maire porte
alors de grandes et fines moustaches style Second Empire
: ses administrés, souvent irrespectueux, l'appellent
familièrement "Moustache".
La veille, la direction avait
fait paraître dans la presse un communiqué
invitant le personnel de l'entreprise à participer
au vote qu'elle organise le 11 juin de 10 h à 16
h à la mairie de Bouguenais. Mais ce comuniqué
avait été quelque peu négligé
dans la vie courante du camp, car les tâches ne manquaient
pas.
Dès la nouvelle connue
que la direction persiste et met en pratique ses intentions,
le branle-bas général est sonné dans
les postes. On se précipite aux voitures et aux mobylettes,
qui démarrent dans une pétarade générale.
La contre-manifestation s'organise spontanément et
fond sur les lieux de la consultation organisée par
la direction. C'est une arrivée trépidante
devant la coquette mairie de Bouguenais. Les voitures éjectent
leurs équipes de "bleus" qui se répandent
sur la route et la petite place de la mairie. Mais il y
a déjà là, en guise de comité
d'accueil, tout le comité des jaunes, environ deux
cents, qui n'en demandait pas tant.
En tenue de "pékins"
- cravatés, bien soignés - ils sont venus
voter et apporter leur soutien courageux à la direction.
Leur tenue de ville contraste avec les bleus de combat des
grévistes. Ca forme rapidement une foule bigarrée
où le bleu de l'unité ressort : impossible
de s'y tromper.
C'est l'heure de la récréation
à l'école d'à-côté. Les
élèves perchés sur le mur d'en face
ne perdent pas une bouchée du spectacle, leurs yeux
écarquillés et déjà avertis,
semble-t-il, fouillent la foule et s'amusent à un
nouveau jeu cruel pour ces enfants précoces qui consistent
à distinguer les "jaunes " des grévistes
en les repérant à leur tenue vestimentaire.
Les exclamations bruyantes ponctuent leurs recherches. Leurs
petites blouses colorées forment un ruban vivant
sur la crête du mur. Ils font diversion et apportent
un peu de fraîcheur enfantine dans ce tumulte où
les parents s'expliquent.
A l'intérieur de la mairie,
le petit scénario monté par la direction peine
à voir le jour. Une parodie de consultation démocratique
malgré tout s'amorce. Une petite queue de "civils"
aux visages crispés se forme péniblement à
travers la haie des bleus qui obstrue l'entrée de
la salle de vote.
Chaque groupe s'efforce de bien
remplir ses devoirs électoraux ou militants. On aperçoit
à travers les vitres, trônant sur une petite
table et assez singulièrement en relief dans la salle
vide de tout meuble, l'urne de la "compromission".
Les premiers votants passent, recueillant au passage, par
quelques signes familiers et complices, la bénédiction
des représentants de la direction. Tous n'auront
pas cet honneur de paraître en cour, car peu à
peu des groupes de grévistes, délégués
en tête, s'infiltrent dans l'Hôtel de Ville.
C'est le commencement de l'empoignade entre les deux groupes,
mais les échanges se limiteront toutefois à
de dures engueulades. Pas de coups, mais il devient évident
de minute en minute que le "coup de la participation"
électoraliste de la direction est foutu. Les membres
du bureau de vote voient d'un oeil inquiet et désabusé
la situation se dégrader. On les sent ne sachant
plus que faire. Dehors, c'est le forum : une petite fourmillière
en discussion. Des groupes se sont formés entre civils
et contre-manifestants. Les jaunes essuient un bon savon
... Il leur est distribué aussi un petit papier qui
fait appel à leur logique.
[voir sticker]
Quelques jaunes signent ... La
récréation est terminée pour les écoliers
d'en face, le cours d'initiation à la vie sociale
aussi, les enfants ont abandonné leurs observatoires
pour rouvrir d'autres manuels plus tranquilles d'Histoire
classique ...
Pendant ce temps, la mairie a
changé de mains. Les grévistes sont partout
dans la place : un petit drapeau rouge flotte joyeusement
sur la mairie aux vents de la Victoire. Dans la salle de
vote, un dernier carré de "démocrates"
assiste impuissant et contrit au petit Waterloo de la direction.
Le patron du terrain "neutre", Monsieur le Maire,
en homme politique avisé, devient diplomate et s'évertue
à mettre fin à une situation qui ne débouche
sur rien. Il prend la décision de stopper les opérations.
Il sort de la salle de vote et grimpe sur une murette pour
s'adresser au peuple ouvrier. Celui-ci regarde un instant,
avec curiosité, le maire-fermier. Sa silhouette maigre
d'ex-député conservateur a une figure d'honnête
Vieille France. Une note étrange et désuète
dans ce concert de banlieue populaire ! On connaît
à l'avance ce que va dire la Vieille France mais
on l'écoute poliment : "devant les conditions
dans lesquelles se déroule le vote, je crois préférable,
dans l'intérêt des deux parties, d'arrêter
la consultation en cours".
C'est un cri général
; "Vive Moustache ! Vive Monsieur le Maire !"'
L'Internationale de la Victoire est reprise en choeur
par l'assistance, seuls les "pour le boulot" demeurent
muets et tristes.
Ce n'est pas tout à fait
fini ; il faut encore conclure l'opération en réglant
quelques dernières modalités pratiques. Le
maire rentre dans sa mairie accompagné par des délégués
et des non-délégués. On boucle les
portes pour être tranquille et régler les dernières
touches de la comédie électoraliste. Les travailleurs
exigent que l'on efface toutes les traces du mauvais coup
monté par la direction. L'urne va être ouverte
et les quelques bulletins qui s'y trouvent détruits.
On cherche un moment la clef égarée dans la
confusion. Monsieur le Maire mène les opérations.
La boîte ouverte, quelqu'un prend le petit nombre
de bulletins qui s'y trouvent pour les réduire en
cendres. Exécuteur des basses oeuvres, il les brûle
dans un lavabo sous l'oeil satisfait et ironique des manifestants
et des délégués. C'est un enterrement
de première classe pour la direction qui voit ses
tentatives d'usurpation de pouvoir réduites à
néant .
On se sépare sur ces cendres
chaudes... Un délégué monte sur la
murette qui venait de servir de piédestal au maire
et déclare très brièvement : "Camarades,
c'est nous qui faison la grève et c'est nous - pas
les jaunes et pas le direction - qui déciderons d'une
quelconque consultation sur la reprise du travail".
[extrait pages 125 à 129]